Joan, Mary & Jane

WHAT IS YOUR GREATEST CONTRIBUTION?

Chaque cerveau a sa manière, propre et singulière, de fonctionner. Le mien n’est pas carré, il circule en étoile. Il s’éparpille, se disperse, s’échappe et s’absente, picore, pense à une chose, puis une autre, et encore une autre quand on est en train de lui parler d’une autre. Et, lorsque je sens que j’ai envie d’écrire, il me faut du temps, souvent beaucoup, pour que les connexions se fassent, que les bons tiroirs s’ouvrent, et qu’en sortent les différents éléments dont j’ai bien senti, à un moment, qu’ils feraient partie du puzzle, qu’ils n’avaient pas été stockés par hasard, mais dont le fil conducteur, fédérateur, m’échappait encore, jusqu’alors. Et parfois, quand on a du mal à voir, qu’on est bloqué dans sa lancée, on sent qu’on doit faire certaines choses sans bien savoir pourquoi, on le sent c’est tout. Aller quelque part ou ne pas aller quelque part. Voir une personne ou ne pas voir une personne. Parfois, on le sent consciemment, et parfois c’est juste un sentiment, furtif, diffus, une sensation imperceptible qui ne s’imprime pas dans notre cortex pré-frontal.

Alors, le week-end dernier, je me suis rendue en Angleterre, dans le Hampshire, voir ma marraine que je n’avais pas vue depuis des années. Quelle force m’a poussée, je n’ai aucune idée. J’ai simplement senti, ressenti, que c’était ce que je devais faire, ici et maintenant. J’y suis allée avec tous mes souvenirs d’enfance, mes préjugés et mes croyances, pensant passer un moment sans grande importance, un moment calme et paisible, un moment banal, un moment familial traditionnel dans un cottage de la campagne anglaise, où les jours se suivent et se ressemblent. Herbe verte et bien tondue, jardin bien entretenu, obligations de voisinages bien tenues. Dormir, bouquiner, paresser, manger de la marmelade au petit-déjeuner, discuter du quotidien, des enfants et du chien, se promener sous la pluie, aller voir des rhododendrons géants dans les jardins des autres plus grands. Mais il n’en fut pas ainsi. Enfin si, mais pas tout à fait. Ces quelques jours ont amené avec eux tout un tas de réflexions, d’observations et de pensées dont la portée me réserve encore, je le sens, quelques rebondissements.

JOAN. Joan est ma marraine, mais Joan est aussi l’amie de ma mère, mon deuxième prénom et le premier de ma fille, à peu de choses près, mais ce n’est pas le sujet ici, même si c’en est un en soi, comme tout peut l’être à sa manière. On a souvent la (mauvaise) habitude de mettre les gens sous étiquette, de les ranger dans des cagettes, pour nous rassurer, pour que les choses autour de nous ne bougent pas, ne changent pas trop, ne bouleversent pas notre ordre établi. Il me semble que la loi des souvenirs exacerbe cette tendance en attribuant aux personnes qui ont habité notre enfance des propriétés et des caractéristiques aussi vagues que drastiques. Joan, dans mon esprit d’enfant grandi, est une personne stable, conventionnelle, une mère dévouée, une voisine serviable, une femme équilibrée, organisée, centrée et concentrée. Or, ces quelques jours passés auprès d’elle m’ont révélé la personne derrière l’image que je m’en faisais, dans sa fragilité et son humanité, son êtreté en somme. J’ai découvert toute l’anxiété, britanniquement retenue, cachée, provoquée par le départ du nid de ses filles, la première grande séparation, et l’incertitude de ce que leur réserve l’avenir. A travers une hyperactivité ménagère aux gestes légèrement saccadés, mécanisés, une conversation minimaliste, polie et difficilement présente, une ponctuation fermée, parfois subtilement coupante, un ton de voix à la musicalité sur le fil derrière des paroles et un enthousiasme convenus, qu’elle pense être une barrière entre elle et le monde pour que les émotions ne débordent pas telle une source vive trop longtemps contenue, mais qui ne trompent pas…

J’ai découvert aussi une femme à l’identité complexe sous un mode de vie intentionnellement traditionnel, fondu et confondu dans les règles de bienséances qui régissent la bourgeoisie du « countryside ». Lorsque je lui demande de me parler de ses origines, son enfance et son histoire, elle se livre un peu : ainée de cinq, avec aujourd’hui une sœur fantasque en vadrouille et trois frères qui ont perdu leur autonomie sociale et professionnelle, mère franco-espagnole élevée à Barcelone, père anglo-canadien dans la Navy toute sa vie. Elle se souvient n’avoir jamais eu d’attaches, changeant sans cesse d’école d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique ce qui, me dit-elle, ne facilite pas l’apprentissage, les relations et le bon déroulement de la scolarité. Elle ne fait pas d’études, travaille tôt en tant que secrétaire, puis aperçoit une offre de la British Airways dans un journal qui venait de se procurer le 747 et cherchait des hôtesses. Elle répond et y fera sa carrière, voyage en solitaire, jusqu’à sa rencontre avec un baryton australien d’origine qui deviendra son mari, et la naissance de leurs deux enfants qu’elle eut tardivement, entre 40 et 43 ans. Là, elle arrête tout pour se consacrer entièrement à eux et à leur éducation dans les meilleures écoles privées du comté, avec tout le protocole qui y est attaché. Elle n’arrête pas, elle rajeunit, court partout, fait des muffins, se fabrique une vie de famille « so lovely », faite de lifts scolaires, d’obligations paroissiales, de thés avec les mamans du quartier et d’invitations à dîner sur carton, que l’on rend bien évidemment. Alors, bien sûr, quand les enfants s’en vont, c’est le grand plongeon des émotions. Colère et frustration. Amertume au portillon. Sommeil en carafon. Alors, en compensation et pour noyer le poisson, elle propose ses dons de couturière et de cuisinière au foyer des sans abris de la ville, pendant que son mari se porte conseil bénévole un jour par semaine pour les personnes en fin de droits…Elle fait ça Joan, quand la vie lui prend ses enfants, elle donne, elle rend.

Avec Joan, j’ai rencontré MARY. A 58 ans, Mary fait preuve d’une énergie et d’un dynamisme que je n’éprouve moi-même qu’assez rarement. Américaine à la vie aisée, à l’année partagée entre Londres et la Floride, Mary est décidée, volubile, ambitieuse, distrayante et soignée. Alors évidemment, on peut toujours dire qu’ « avec les « moyens » qu’elle a, c’est facile pour elle ». J’ai été tentée de le penser, mais j’ai refusé de m’engouffrer. Pas de quartier pour les préjugés. Ce genre de phrase toute faite, de raisonnement à l’emporte-pièces, est fomenté par les complotistes de l’Envie qui n’ont pas de vie !

Non. Mary est aussi engagée, authentique et d’une générosité rare. En la questionnant sur sa vie, je comprends rapidement qu’elle a toujours aidé les autres, partagé son temps, et son argent. Pour les personnes âgées, qu’elle aide à mettre par écrit leurs souvenirs, ou pour les enfants qui s’occupent de leurs parents qui ne sont pas en capacité de s’occuper d’eux. Pour eux, elle a créé un foyer au bord de la mer. Une grande maison dans le sud de l’Angleterre où elle accueille, plusieurs fois dans l’année, au moment des vacances, une dizaine d’enfants qui n’ont jamais vu l’océan. Des enfants qui n’ont pas d’enfance, des enfants trop vieux pour jouer, des enfants qui sont déjà des parents, les parents de leurs parents, des enfants qui disent que le plus beau moment de la journée c’est le matin, quand ils mettent du rouge sur les lèvres de leur maman avant de partir pour l’école et qu’elle sourit un peu. Elle fait ça Mary. Elle reçoit dans son grand appartement des quartiers chics de South Ken avec de la porcelaine fine et des couverts en argent, mais elle fait aussi ça, et plein d’autres choses.

Je me suis alors demandé si s’impliquer dans des œuvres de charité était une sorte de convention, d’obligation sociale, chez les anglo-saxons de bonne famille, qui servait peut-être des desseins plus triviaux. Mais je me suis aussi dit que, même si c’était le cas, nous ne le faisions pas, nous, ou presque pas. Un autre élément m’a frappée, la façon dont ils valorisent et encouragent leurs enfants dans les moindres petites choses du quotidien, alors même que, à l’ère du culte de la parentalité positive et des avancées en matières de sciences cognitives, nous subissons encore les effets transgénérationnels du « peut mieux faire » et du « jamais assez bien ».

Il y a peu de cynisme chez ces anglais-là, et le sarcasme n’est ni bien vu ni bien reçu. Un enfant-tyran pour nous, est un enfant vivant pour eux. Le choix des mots est important, tout comme l’encouragement. La communauté fait loi, on s’enquiert beaucoup des autres, on prend des nouvelles de ses voisins et le jardinage fait œuvre de méditation. Il me semble que c’est une bonne chose à beaucoup d’égards, et que ça ne les empêche aucunement d’avoir de l’humour, une estime de soi en plutôt bon état, l’oreille fine, l’audace facile, en plus d’un don internationalement reconnu pour la musique.

JANE. Jane est morte il y a longtemps, elle s’appelait Austen, et son père était Révérend. Je l’ai rencontrée un samedi, dans une cathédrale, au détour d’un requiem. A Winchester, Mozart avait fait une pause, et en déambulant dans la longue église, je suis tombée sur sa tombe. Je ne savais pas qu’elle était enterrée là. Et, pour ajouter à la synchronie du moment, je découvre alors en lisant, qu’elle est née le même jour que moi. Feu d’artifices et branle-bas de combat ! Je ne sais pourquoi ça m’a fait cet effet là, mais j’ai su à ce moment-là que c’était pour ça que j’étais venue là, ce week-end là, à ce concert-là, dans cette église-là. A l’instant même où j’étais à nouveau envahie par le doute et le sentiment d’absurdité, d’usurpation et d’illégitimité quant à mon bourgeonnement prosaïque. Je n’ai rien à voir avec Jane et elle n’a rien à voir avec moi, mais il m’a semblé qu’elle me disait que je pouvais, que j’avais le droit, peu importe le résultat. Hallelujah ! Et croyez-le ou pas, lors d’une promenade dans les bois, juste avant de reprendre mon train pour rentrer chez moi, en retrait d’une clairière j’ai découvert, la petite église du village de Steventon où Jane a passé son enfance et écrit son premier roman, à quinze ans. Steventon, c’est le village de Joan, celui même où j’ai passé ces quelques jours. Il n’y a que deux offices par mois à l’église, mais les fleurs y sont toujours fraîches, grâce aux habitants du village qui, à tour de rôle, suivant un calendrier étudié en collectivité, viennent les remplacer, en mémoire de Jane, pour que son âme ne meure jamais.

Et vous ? Si vos peurs ne venaient pas, comme elles se le permettent régulièrement chez moi, entraver vos envies profondes, ni brouiller votre talent et votre créativité à coups d’excuses et de faux alibis, quelle serait votre contribution au monde ?

Références :

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