Quand les anges voyagent, il va faire beau

Une histoire entre le vent, la mer, la mort et moi.

J’aurais dû écrire cette histoire il y a bien longtemps, au moment même où je l’ai vécue et où les mots me sont apparus, clairs, limpides, nécessaires. Je ne sais pas pourquoi j’ai tant attendu. Officiellement, je me suis convaincue que j’avais besoin de recul, de digestion, de temps pour que le sens m’apparaisse pleinement. Officieusement, je crois que j’avais peur de ne pas retrouver la justesse des sensations, des émotions, et du récit qui avait pris forme dans mon esprit la nuit même, par intuition pure, fulgurante, comme s’il venait d’ailleurs et qu’il me traversait, comme une voix de l’autre monde.

Il y a bien longtemps, ce n’est finalement pas il y a si longtemps, une poignée de jours seulement, trois semaines tout au plus. Il arrive que nous vivions certains événements avec une force et une intensité particulière, dont on sait, sans pouvoir se l’expliquer, qu’il y aura un avant et un après, définitivement, sans trop savoir comment, ni sous quelle forme exactement. On le sait, on le sent, c’est tout, et pas autrement.

Cependant, au fur et à mesure que mes doigts tapent sur le clavier de mon ordinateur, je ressens une grande émotion qui monte en moi. Elle me bouleverse, et me réjouit à la fois car elle est la preuve vivante que tous les mots ne se sont pas évaporés et que la portée de cet événement est peut-être encore bien plus grande que ce que ma conscience peut percevoir.

Cela s’est produit le 25 octobre dernier précisément, pas après, pas avant. Nous sommes partis avec des amis pour le Sahara Occidental afin de s’adonner, se familiariser, s’essayer à un sport très dans l’air, et celui du temps depuis quelques temps, le kite-surf, autrement dit le surf en cerf-volant. Jusque là, ce n’est qu’un sport, ou disons un loisir de plus, parmi tant d’autres, auquel je vais tenter de m’initier, dans un endroit paradisiaque, sorte de presque île, anse de mer au milieu du désert dans le Sud Ouest marocain, une simple histoire de cerf volant, de mer et de vent. A ceci près que je m’interrogeais déjà depuis un moment sur l’intérêt de ces pratiques de l’extrême. J’aime la mer, j’aime le vent, j’aime le sable et l’océan, mais ai-je vraiment envie (et besoin) de me retrouver harnachée à une voile de 9m2 située 30m au-dessus de ma tête avec une planche aux pieds ? Pas vraiment. Je ne saurais dire pourquoi, mais je ne le sentais pas, mais alors pas du tout. Trop peur. Trop d’émotions à l’intérieur.

Jour 1. Avant midi. Après avoir enfilé une combinaison d’homme-grenouille qui me fait l’effet d’un scaphandre de sudation en néoprène humide et gluant, un harnais, un gilet et un casque, nous nous retrouvons sur le sable pour quelques heures de familiarisation avec Eole, Dieu du vent, gourou imprévisible des adeptes de la glisse aquatique, avec lequel, nous dit-on (et on le comprend assez rapidement), nous devons entrer en relation, sentir, dompter, apprivoiser sans chercher à le dominer pour autant. Jusque-là, ça va.

Jour 1. Après-midi. Ca se gâte. La mer entre en scène et rien ne va plus, les dès sont jetés et les jeux sont faits. Je sens mon diaphragme se vriller d’appréhension, sans arriver à identifier la raison de ma peur. Peur de l’inconnu. Peur de l’échec. Peur du regard des autres sur cet échec. Peur de mon propre regard. Peur que le vent ne sente ma peur et me la renvoie en plein cœur. La conscience d’être accrochée à la voile par un harnais m’est insupportable, comme lorsque j’ai enclenché mon deuxième pied sur un monoski pour la première et dernière fois de ma vie. Insupportable. Etouffant. Oppressant. Envie de partir en courant. Je finis par respirer. Je vais y arriver. Ca ne doit pas être si compliqué.

Tout s’est passé très vite. Quelques secondes qui m’ont paru une éternité. La voile est montée, non pas sur le côté comme indiqué, mais devant, en plein vent. Vrrrrrouuuu. Imaginez une poupée de caoutchouc tractée en mode ricochet derrière un cerf-volant géant gonflé à bloc, la bouche ouverte, à avaler la mer, ses poissons, la terre entière et tout l’univers. Parachute ascensionnel inversé. C’est terminé. Fermez le banc. Trop c’est trop. Après une crise d’angoisse phénoménale qui a manqué me faire déchirer mon costume en gomme tel un serpent fou en pleine mue, je décidai d’arrêter sur le champ. C’est comme ça. Ce n’est pas pour moi. Vraiment pas.

Mais comme tout est éphémère, que l’état est une matière changeante, que l’esprit et le temps modèlent les émotions, les émotions les décisions, et que l’intuition est plus forte que la raison (si l’on veut bien se donner la peine d’y faire attention), je suis retournée au front. Et j’ai donné raison à mon intuition.

Mais cette fois-ci avec un autre instructeur. Une armoire à glace sans glace. Une force de la nature. Surfer de Neandertal. Australopitecus Africanus des temps modernes. Un Touareg des océans. Un David dans un corps de Goliath, au visage solaire et au regard rempli de vie comme rarement le sont les regards.

Le troisième et le quatrième jour, je sors de l’eau et de moi-même. Ou plutôt, je vais à ma propre rencontre et à celle des éléments jusqu’ici confrontés, affrontés, combattus comme si ma vie, mon identité et tout ce que je suis dépendaient de ma capacité à lutter et à vaincre ces forces hostiles. Quelques mots à point nommé qui vous traversent le cœur et l’âme. Une présence incroyable. Une énergie palpable et contagieuse de tous les instants. Partagée. Transmise. Offerte. Je comprends tout à coup que ce qui est à l’extérieur est à l’intérieur et inversement. Le vent, la mer et moi sommes faits de la même matière, nous sommes un. Mon corps se soulève et soudain je glisse, je vole à la lisière de l’eau et du ciel. Sensation indescriptible de légèreté et d’osmose, de symbiose encore fragile mais bien réelle. Un instant de joie intense et de pur émerveillement. J’ai réussi.

Le cinquième jour, Nourredine est mort. Mort sur le coup. Le sang quitte le cœur et l’âme quitte le corps, dans une voiture lancée trop vite, trop fort, comme lui, comme sa vie. PfüscHt ! Expression aslacienne tirée du mémoire d’une amie que je suis en train de lire, et que j’ai eu envie de reprendre ici. PfüscHt, hop ! Envolé. C’est terminé. Dans son mémoire, mon amie attribue à ce mot de patois le statut d’acronyme pour en donner sa propre lecture. Et de cet acronyme, une lettre me frappe par la synchronie du mot qu’elle lui attache et de la définition qu’elle lui donne :

« H comme Hystérique. Parce qu’il faut être imprévisible, toujours refuser ce qu’on nous donne ou bien en prendre plus. Hystérique parce qu’il faut donner là où on ne reçoit pas. Hystérique, c’est choisir l’énergie de l’imprévisible, c’est le refuser au discours du maître. »

…… « Pfüscht c’est croire que rien ne meurt et en rire ».

Arrêt sur images, plein d’images. Celle d’un homme généreux, aimant, vivant à 200% dans une vie trop petite pour lui. Délimitation. Au-delà des frontières, au bord du désert, ce même désert qui fut ma première terre d’accueil, la modification de mes propres barrières, géographiques, physiques, émotionnelles. La fugacité des mots, la vitesse à laquelle ils s’effacent. Pourquoi y-a-il des mots que l’on oublie et d’autres pas, et des personnes que l’on n’oublie pas alors même qu’on ne les connaît pas. Quel est le message de l’ange ? Les anges sont des âmes qui ne peuvent faire autrement que pulvériser le corps qu’elles habitent pour que l’on voie de quel or elles sont faites et que l’on en ressente le rayonnement. Et puis les pensées se bousculent. Je me dis soudain qu’une personne peut être enlevée à certains pour être donnée à d’autres. Oui, donnée. Parce que curieusement, ou peut-être pas, passées la tristesse et l’incrédulité -la mort fait cet effet-là- je ne me suis pas sentie vide, mais plutôt en suspension, comme à l’intérieur d’un acouphène, et puis remplie de quelque chose de nouveau, une texture différente, un autre regard, un autre rapport au visible et à l’invisible.

Quel est le message de l’ange ? Je sens que je n’en mesure pas encore toute la dimension. La confiance passe par le corps, il me semble avoir compris cela. Et peut-être aussi que l’air, la mer, la vie, la mort, le corps, tout ça c’est du pareil au même, seule l’apparence change, les contours, la forme, et une certaine densité…

Il s’appelait Nourredine et son âme puissante a débordé sur ma vie pour en changer définitivement les frontières, le goût, les couleurs et la matière.

شكرا

Choukran Nourredine, bon vent, e vaya con Dios.

Il paraît que « quand les anges voyagent, il va faire beau »

Je dédie cet article à Camille, un joyau dans la tourmente.

One thought on “Quand les anges voyagent, il va faire beau

  1. Je vais essayer de mettre quelques mots sur tout ce qui se bouscule à la lecture de ton texte et depuis ce 25 octobre… Même s’il ne s’agit pas là de mots. Il s’agit de la Vie, et de la Mort.
    J’ai comme l’impression d’être passée par un « catalyseur de Vie », là où je pensais simplement m’initier moi aussi à ce sport qui flirte avec les éléments.
    Je reste depuis les bras grands ouverts, tant les messages sont forts.
    L’océan, le désert, le vent, cette autre culture… Tout était différent, mais plus que jamais, tout était similaire : rencontre d’âmes.
    Nourredine. Quelle belle description tu fais de lui. C’était ça. Son physique brûlait de vie, de trop de vie, peut-être. De toute sa générosité, il nous a partagé sa passion, mais tellement plus encore. Il susurrait de belles choses à nos âmes.
    Quel est le sens de cet accident ? De sa mort ?
    Son absence est gravée à jamais, ses messages résonneront pour toujours, alors que sa présence a été dérisoire en termes de jours partagés… Le plus souvent, la vie partagée d’une personne est la partie la plus grande de sa présence. Pour d’autres, c’est la mort de cette même personne. TOUT est un TOUT.
    Et TOI. La partie vivante du mystère. Mon alter-ego de la situation. Un miroir, une âme amie.
    L’amitié… Quelle étrange concept finalement. La matérialité de la vie ne nous permettra peut-être pas de nous revoir, ou du moins de partager un quotidien… Et pourtant. Pourtant, j’ai vécu une amitié d’une vie auprès de toi.
    Un Catalyseur de vie j’te dis…
    MERCI pour ton ouverture, tes partages, ta présence en ces jours tellement particuliers. MERCI pour cet article.
    J’ai pensé tous les jours à ce que je pourrais écrire sur tout ça.
    En voilà un petit bout.
    MERCI la vie.
    Camille

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