En janvier dernier, je suis allée voir l’exposition sur Barbara à la Philharmonie de Paris. Voir et revoir. Ressentir et m’imprégner. Me ré-imprégner. Ni Barbara ni ses chansons ne font particulièrement partie de ma vie, des souvenirs lyriques de mon enfance. A la maison c’était plutôt les Beatles, Simon & Garfunkel et le Messie de Haendel. Alors je ne sais pas ce qui m’a poussée comme une urgence à aller la voir, quelle sorte d’inclinaison, de résonnance inconsciente. Comme si mon autre moi me disait, vas, tu apprendras, Barbara a un message pour toi. Ce qui est encore plus étonnant c’est que je m’étais mise à écouter ses chansons les semaines qui ont précédé le fait même de découvrir l’existence de cet événement. C’était en janvier donc. Nous sommes à la mi-mars et depuis tout ce temps, une question me taraude : quel est le message ?
J’aurais aimé vous l’écrire au moment où je l’ai vécu, au moment où elle était encore à l’Officiel, pour partager et vous inciter à y aller, tant mon bouleversement fut grand. Mais les mots ont leur propre temps. Bouleversement. Choc. Tremblement de socle. Qu’est-ce qui fait que certaines personnes, certaines vies, certaines voix, nous chamboulent plus que d’autres, plus que de raison, et nous touchent au fond du cœur. J’en ai parlé à une amie et elle m’a demandé si je connaissais sa vie, j’ai dit non, je ne sais pas, l’aigle noir c’est quoi ? Ah…
Mais je savais qu’il y avait autre chose, que ce n’était pas tout, quelque chose de plus profond qui ne ressemblait pas au passé, quelque chose qui répondait à ma quête du moment.
J’arrive dans le grand bâtiment de verre, il y a des écritures sur les vitres, je les vois mais je ne les lis pas. Je prends mon ticket, j’entre. Enveloppement immédiat dans une synchronie musicale et visuelle qui me semble parfaite et si forte que mon cœur se soulève. Un couloir sombre et feutré avec des portraits d’elle sur fond noir, son visage, sa main en suspension, et puis la salle numéro 1. Mon enfance joue sur son enfance, en boucle, je pleure instantanément. La pièce est comme habitée, musicalement texturée par cette voix cristalline qui n’est qu’émotion sur le fil, et chaque photo sur le mur me transperce l’âme. Les larmes coulent et je ne comprends pas très bien ce qui m’envahit ni pourquoi je me sens si proche de cette femme, pourquoi ses chansons, sa vibration, le timbre de sa voix si pure me paraissent glisser sous ma peau et se répandre à l’intérieur de moi comme une source vive qui me fait chavirer le corps. Dans la salle suivante je la découvre jeune, à 20 ans, sur un film en 3/8. Grande, toute en formes, au visage d’oiseau, le cheveu fin et le nez aquilin. Si différente de l’image que j’en avais, de l’image qu’elle donnerait plus tard, femme en noir comme son aigle, longue dame brune au cheveux courts et au regard de khôl.
Au fil des pièces et des différents moments de sa vie qui défilent sous mes yeux, je commence à comprendre quelque chose, plusieurs choses, confuses, ou disons à ressentir car il n’y a rien à comprendre de la vie d’une femme que l’on a pas connue, rien à comprendre de rien peut-être bien. Juste ressentir. Les chansons se succèdent, accompagnant son histoire écorchée, solitaire, en fuite, pour sa survie et celle de la femme qui chante. Au banc des écorchés, Moustaki, Brel, Depardieu, pour ne citer qu’eux.
Ma plus belle histoire d’Amour c’est vous. Barbara aimait et chantait comme si sa vie en dépendait. Barbara chantait sa vie, celle des autres et sa mélancolie, sa joie et son mal de vivre, ses peurs, ses douleurs, son cœur avec une sincérité, une simplicité nouvelle et désarmante, une liberté, une vérité d’être et de parole que beaucoup d’entre nous ne s’autorisent pas alors même qu’ils n’en sont pas privés, moi la première. Je crois que c’est justement cette Liberté d’être que je lui ai enviée en premier. Ce sentiment qu’elle ne se mettait aucune limite et qu’elle vivait pleinement qui elle était, quoi qu’il lui en coûte, et il lui en coûtait…
Plus loin, une projection la montre en train de chanter dans une prison de femmes, dans laquelle elle a exigé de donner un concert avec piano. Faire ce que l’on sait faire, ce que l’on sent que l’on doit faire absolument, sans faux-semblant. Ce rapport à la liberté, encore, chanter pour les femmes qui ne l’ont pas, qui ne l’ont plus, pour qu’elles ne la perdent pas de vue.
Alors, j’ai ressenti ma prison virtuelle, ma prison à moi, celle dans laquelle je me suis enfermée à double tour en avalant la clé pour être bien sûre de n’avoir aucune autre issue de secours que celle de l’intérieur, enfouie, bâillonnée, bouchée, scellée, mais la seule issue pourtant, qui me permettrait enfin d’aller la chercher un jour, cette clé qui ouvre la porte du cœur. Et je me suis dit que je ne devais pas être l’unique femme à s’être enfermée ainsi, sous le poids sournois d’une éducation et d’un héritage bourgeois sans gravité apparente, si ce n’est celle d’un certain silence, d’une peur sourde et d’une pudeur telle qu’elle vous ampute l’envie et l’estime de soi.
Reprendre forme. Et je pense à la résilience de Cyrulnik. Au corps desséché, vidé de sa sève, déformé, douloureux, désincarné par les ricochets de la vie, les chocs, les intrusions et les vibrations des autres générations pas nettoyées qui se sont engrammées jusque dans les moindres recoins de l’âme.
Ecouter et regarder son corps, ça passe par le corps. La liberté du cœur et de l’âme passe par le corps. A vous qui prétendez ne pas être « manuels », une de mes amies artiste et sérigraphe oppose ceci : « Y’a t-il des choses dans votre travail ou votre quotidien que vous feriez sans vos mains ? ». Aucune, ça passe par le corps. Et vos mains en font partie, elles sont dans le prolongement du coeur.
Alors peut-être ne souffre-t-on pas tout à fait assez pour percevoir et sentir dans notre chair l’urgence et l’importance d’être et de faire ce pour quoi nous sommes là. Mais elle est là la créativité, celle qui nous a été donnée à la naissance de l’humanité, dans l’en-vie et le mouvement, ce mouvement si précieux et salvateur qui prend sa source dans le coin le plus caché du cœur, dans ce qui nous fait le plus peur.
Du bout des lèvres et du bout du cœur, voici ce que Barbara m’a soufflé à l’oreille, dans une promenade visuelle et sensorielle d’une rare intensité.