Ce rendez-vous bi-hebdomadaire sera consacré à l’Alsace, une autre partie de mon berceau familial. Ceux qui connaissent cette région, en sont, ou y ont vécu, s’accorderont certainement à en dire qu’elle est à part, singulière, un peu comme un pays dans un pays. Les natifs de toutes les régions revendiqueraient probablement la même chose mais, je vous assure qu’en Alsace, on a parfois l’impression de ne pas être tout à fait en France. L’Histoire y est pour beaucoup bien sûr. Sa situation géographique aussi lui confère des particularités empruntées aux cultures suisse et germanique, c’est une région soignée, oui soignée, est le mot qui me vient. En Alsace, les villages bénéficient tous ou presque de l’appellation « ville fleurie » et beaucoup d’entre eux n’ont rien à envier aux illustrations de Hansi. En Alsace, les marchés de Noël ne ressemblent pas encore complètement à des temples éphémères et nomades de la consommation inutile.
Mes grands-parents paternels ont longtemps habité Mulhouse, dans une maison que je n’ai jamais connue mais dont j’ai souvent entendu parler par mon père. Ils ont dû la quitter au début de la guerre pour Epinal, puis la Mozelle, après avoir traversé le Front à pied avec mon père sur le dos, alors que mes oncles, plus âgés, avaient tous rejoint la Résistance. Ils ont ensuite retrouvé, en 1945, la belle et grande maison familiale de la Porte du Miroir pour quelques année encore. Quant à moi, j’y ai passé ma petite enfance, de 0 à 5 ans, entre Ouargla et Jakarta, et en ai gardé beaucoup de très bons souvenirs. Nous habitions Eschentzwiller, près de Mulhouse, juste à côté de chez mes cousins, avec lesquels nous avons partagé nos premières années mon frère et moi. Les personnages phares de cette période sont essentiellement des femmes. Il y avait ma mère et ma tante bien sûr, la Soeur Saint-Cyprien, la gouvernante de mes cousins qui nous emmenait « en habit » ramasser des mirabelles pour les confitures, et que nous laissions monter aux arbres pour voir sa gigantesque culotte. Fabienne, dite Foufou, qui faisait un peu de tout, que nous adorions et qui, elle, vouait un véritable culte à Elvis Presley, si bien qu’elle en avait tatoué tout le capot de sa voiture. Mademoiselle Desaulles, la soeur d’un de mes oncles, qui dirigeait l’école primaire du village, où l’on avait pas le droit d’écrire de la main gauche. Madame Wespiser, la charcutière, et tant d’autres. Je me souviens aussi des Noëls féériques de ma tante, des sapins jusqu’au plafond, tantôt blanc et argent, tantôt rouge et or, et toujours avec de vraies bougies, des psaumes choisis et lu par mon oncle, et de nos prestations artistiques auxquelles nous nous préparions longtemps à l’avance, et qui constituaient notre don de nous-mêmes, notre participation à ce moment de fête et de gratitude, notre cadeau pour nos cadeaux. Je me rappelle aussi de son jardin comme d’un tableau vivant si parfaitement entretenu, un balcon fleuri suspendu au-dessus de la campagne alsacienne, de son potager où j’ai chipé et dégusté mes premières « vraies » tomates vertes, de la maisonnette en bois où nous vivions des tas d’aventures incroyables, et des pruniers Quetsches.
Bon. Digression. Revenons à nos moutons. Comme je vous l’ai raconté dans l’un de mes articles précédents, ma grand-mère, que nous appelions selon notre lien Grand-Maman, Violette ou encore Violy, ne savait pas du tout cuisiner. Elle était issue d’une grande famille bourgeoise alsacienne, et avait toujours eu une cuisinière, comme ses parents avant elle. Autre temps. Autre époque. Autres moeurs. Je n’ai connu que Maria, dans leur maison de Fontainebleau, la dernière, mais j’ai beaucoup entendu parler d’une certaine Caroline, dont les récits familiaux ont fait une véritable légende. Lorsque j’étais enfant, ma grand-mère n’avait pas très bonne presse, en particulier auprès des femmes qu’elle n’aimait pas beaucoup, peut-être parce qu’elles lui renvoyaient une image d’elle-même qu’elle n’aimait pas non plus. Celle d’une femme aux capacités et envies multiples (elle jouait tout de même de l’accordéon, ce n’est pas donné à tout le monde), prisonnière de son éducation, de son époque et des obligations imposées par son milieu social, protestant qui plus est. Elle dégageait quelque chose de sévère, dur, autoritaire, et ses mots pouvaient parfois piquer très fort. Pour ma part je ne la voyais pas comme ça, je l’aimais énormément et, pour je ne sais quelle raison, au contraire de mes cousines qu’elle ne ménageait pas, elle me le rendait bien. Je me souviens notamment d’une fameuse semaine de vacances, censée, dans ma mémoire, être une sorte de punition : une semaine entière passée toute seule chez Grand-Maman…. Mais quel bonheur ! Nous faisions le marché, avec ce petit porte-monnaie en maille métallique que j’ai toujours et, dans sa chambre, nous fabriquions des fleurs géantes en papier crépon. Et je la regardais se préparer dans son cabinet de toilette où il me semblait qu’elle donnait au moins cent coup de brosse à ses cheveux chaque jour, ce qui me paraissait être le summum de la chiqueté (oui, j’aime inventer des mots qui n’existent pas). Il y avait aussi le chocolat de cuisine Nestlé, resté une de mes madeleines de Proust, que j’allais dérober dans le placard de la cuisine, et des échafaudages de chaises pour aller attraper les pâtes de coings que l’on avait mises à sécher en haut des grandes armoires du garde-manger.
Ma grand-mère apprit donc à cuisiner sur le tas, par la force des événements, et fut une sorte de « cuisinière de guerre ». C’est à dire qu’elle s’est retrouvée à devoir apprendre les rudiments culinaires par contrainte situationelle et avec les moyens restreints qu’inflige la pénurie en temps de conflits armés. En feuilletant son livre de recettes manuscrites, j’ai retrouvé tout un tas de notes et de descriptions, qui incarnent très concrètement son apprentissage, ses tâtonnements, son léger manque d’intérêt pour la chose, mais aussi les difficultés de l’époque dues aux restrictions alimentaires et à la rareté de certains ingrédients. Y figure, entre autre, le « Bettelmann de guerre de tante Eugénie », une spécialité alsacienne, sorte de clafoutis, ou mendiant aux cerises noires (j’ai bien envie d’essayer !). 6 biscottes pilées, 1/4 de sucre, 3 oeufs et 1kg de cerises. Le « Biscuit Odile de Mme Vuilleminot » (daté de 1942), je cite: « fait pendant la guerre pour gâteau fête enfants ». Les « Gemütliches Gebäck » sous-titrés « petits gâteaux économiques ». La « pâte de guerre pour tarte », le « pain de guerre » ou encore « la recette pour prolonger l’huile quand pendant la guerre on en touche 1/2 L par mois pour 6 et encore pas tous les mois! ». Le contraste avec les recettes d’avant-guerre est saisissant, parmi lesquelles j’ai pu dénicher, entre autres, « Le turbot farci au homard » ou « les truffes au champagne : prenez une 40 aine de truffes bien rondes et de taille égale… » Et d’ajouter en notes de bas de page : « truffes égales. Cognac ou Armagnac (très bon). Lard bien gras (poitrine fumée). Persil, thym, laurier, sel et poivre. Champagne (très sec). » Une quarantaine de truffes macérées au Champagne, non mais vous vous imaginez !?…
Voici l’histoire que je voulais vous conter…..la semaine passée. Oui, ma publication a un peu de retard mais, on a beau oeuvrer au changement, on ne reste pas moins ce que l’on est, et ma dérive perfectionniste m’attend au tournant telle une pervenche guettant la récidive. Oh ! Ne vous méprenez-pas mon article n’a rien de parfait, loin de là, il ne s’agit pas de ça. Mais plutôt de ma volonté de vous proposer un contenu et des histoires qui fassent sens, et vous apportent quelque chose, à vous qui le lisez, une envie, un sourire, une émotion, un souvenir… Alors, pour cela, je mets beaucoup d’énergie (beaucoup est un euphémisme) et de temps (dommage collatéral de cette dernière) pour choisir mes mots, trouver le juste ton, la bonne distance entre mon histoire, somme toute très personnelle, comme souvent les histoires, et ce qu’elle peut possiblement faire résonner en vous. Parce qu’il me semble que mes souvenirs ne sont pas si différents des vôtres, et de beaucoup d’autres. Les souvenirs racontent ce que nous avons été mais parlent aussi de ce que nous sommes aujourd’hui, maintenant, et que nous transmettons. C’est bien le rôle de l’Histoire non ? Savoir d’où l’on vient pour comprendre qui l’on est et mieux définir où l’on a envie d’aller.
Et pour cela, je remercie mon père qui nous a fait le plus beau des cadeaux en écrivant ses mémoires : 12 chapitres de l’histoire d’une famille, la nôtre, mais pas seulement, celle d’une époque aussi, et de plusieurs même. Là encore, on pourrait penser que cette histoire ne concerne que nous, mais pas du tout, je vous assure ! Je pourrais presque dire, si je n’étais pas encombrée de cette humilité « si protestante », que cet ouvrage, et les autres semblables, devraient entrer aux Archives Nationales, ni plus ni moins ! Imaginez-vous un monde dans lequel le devoir de transmission serait une obligation. Un monde dans lequel les parents feraient tous cela pour leurs enfants, leurs petits-enfants et les générations futures. Un monde dans lequel nous serions forcés de ne pas oublier, pour ne pas reproduire encore et encore, des schémas sclérosants qui entravent notre développement et notre cheminement vers la liberté…
Alors, en homage à l’Alsace, une région qui, pour moi, se décline au féminin, à ma grand-mère, à mon père, à l’enfance, aux souvenirs et aux héritages, c’est du Khugelupf dont je vais vous donner la recette aujourd’hui. Celui que mon frère, ma soeur et moi aimions tant quand nous étions enfants, qui a illuminé nos petits-déjeuners dominicaux pendant longtemps, et encore maintenant, quand nous prenons le temps de donner du temps au temps 🙂